Ulrich Fischer et Claire Jousson
Dilemme Plastique : Quand l'IA rencontre la pédagogie pour sensibiliser aux enjeux environnementaux
La pollution plastique représente aujourd'hui l'un des défis environnementaux les plus pressants de notre époque. Face à cette urgence, l'équipe de Memoways a développé un projet innovant qui combine expertise documentaire, intelligence artificielle et pédagogie active : Dilemme Plastique, destiné à évoluer vers l'outil pédagogique Edugami.
Ce billet retrace l'aventure technologique et humaine de ce projet ambitieux, né de la rencontre entre un réalisateur documentariste passionné et des experts en innovation numérique.
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La genèse : Peter Charaf et dix années de documentation
L'histoire de Dilemme Plastique commence en 2015 avec Peter Charaf, réalisateur de films et photographe de formation. Mu par une démarche journalistique rigoureuse, il entreprend de documenter les problématiques liées à la production et à l'utilisation du plastique. Cette mission, réalisée en partenariat avec la Fondation Race for Water (une fondation suisse), l'amène à effectuer deux tours du monde sur une décennie.
Au fil de ces années d'investigation, Peter Charaf constitue une base de données unique composée d'images, de vidéos et de témoignages collectés aux quatre coins de la planète. Cette documentation exhaustive couvre un spectre large de problématiques : pollution environnementale, impacts sanitaires, défis du recyclage, et solutions émergentes. Contrairement aux contenus généralistes disponibles sur internet, cette base de données propriétaire présente des informations vérifiées sur le terrain, constituant un patrimoine documentaire rare et précieux.
L'émergence d'une équipe pluridisciplinaire
En 2023, le projet prend une nouvelle dimension grâce à la rencontre entre Peter Charaf, Ulrich Fischer et Dan Wechsler. Cette convergence de talents complémentaires - réalisation documentaire, innovation technologique et production audiovisuelle - ouvre la voie à une approche novatrice : plutôt que de produire un documentaire traditionnel, l'équipe envisage de créer un outil pédagogique interactif exploitant les potentialités de l'intelligence artificielle émergente.
Cette vision trouve un écho favorable dans le contexte post-COVID, où les entreprises culturelles bénéficient d'aides à la transformation numérique. Le projet obtient ainsi un financement qui permet de lancer les premiers développements entre 2023 et 2024.
L'évolution technologique : du déterminisme à l'IA générative
Le premier prototype : une approche no-code structurée
La première version de Dilemme Plastique, développée avec une combinaison de 7 à 8 applications no-code, adopte une approche déterministe. Ce prototype, présenté lors de la Semaine des Médias en Suisse romande en février 2024, propose un parcours pédagogique linéaire et contrôlé. L'objectif est double : maîtriser l'apport pédagogique et narratif tout en garantissant la fiabilité des informations transmises.
Voir le billet qui raconte les détails:
Cependant, cette approche révèle rapidement ses limites. Comme l'explique Ulrich Fischer : "on a vu qu'on peut maîtriser beaucoup de choses [...] mais on a vu, en fait, que ça devenait très contraignant et très lourd à utiliser". Cette contrainte pousse l'équipe vers une réflexion plus audacieuse.
Le pivot technologique de 2024
Début 2024, l'équipe opère un pivot technologique majeur : abandon complet de l'approche déterministe au profit d'un système 100% alimenté par l'intelligence artificielle générative. Cette transformation s'appuie principalement sur les API d'OpenAI, permettant de créer des interactions conversationnelles naturelles et personnalisées.
Le nouveau prototype intègre plusieurs composants technologiques :
- Speech-to-text pour la reconnaissance vocale
- GPT-4 d'OpenAI pour la génération de réponses contextualisées
- Eleven Labs pour la synthèse vocale de qualité
- Une interface personnalisée développée par Nicolas Goy
L'architecture technique actuelle
Architecture technique du projet Edugami montrant les différentes couches technologiques
L'architecture technique d'Edugami s'articule autour de quatre couches principales, reflétant une approche modulaire et évolutive. Cette structure permet une séparation claire des responsabilités tout en maintenant une intégration fluide entre les composants.
Interface utilisateur et expérience
La couche d'interface, entièrement développée par Nicolas Goy, développeur de Memoways, propose une expérience utilisateur épurée centrée sur l'interaction conversationnelle. L'étudiant peut communiquer avec l'avatar de Peter Charaf via la voix ou le texte, dans un environnement conçu pour minimiser les distractions et maximiser l'engagement pédagogique.
Traitement IA et personnalisation
Le cœur du système repose sur l'orchestration de plusieurs services d'IA. OpenAI GPT-4 génère les réponses de Peter, nourri par un prompt système sophistiqué qui définit son caractère et sa manière d'interagir. Un Assistant Evaluator Bot analyse en continu la conversation pour identifier les thématiques abordées et déclencher la présentation de contenus multimédias appropriés.
Base de données et curation de contenu
La valeur ajoutée du projet réside dans sa base de données propriétaire, méticuleusement structurée dans NocoDB. Peter Charaf et Ulrich Fischer ont consacré un temps considérable à qualifier les vidéos, ajouter des descriptions détaillées, des labels et des tags thématiques. Cette curation permet à l'IA de sélectionner automatiquement les contenus les plus pertinents en fonction du contexte de la discussion.
Infrastructure et sécurité
Consciente des enjeux de confidentialité liés à l'utilisation pédagogique avec des mineurs, l'équipe privilégie l'hébergement en Suisse. L'objectif à moyen terme est de s'affranchir des services externes (OpenAI, Eleven Labs) pour une solution entièrement auto-hébergée, garantissant la protection des données des utilisateurs.
L'expertise pédagogique : l'arrivée de Jérémy Argyriades
En 2025, le projet s'enrichit de l'expertise de Jérémy Argyriades, docteur en physique des particules reconverti dans l'enseignement et spécialiste de la classe inversée. Son rôle d'expert pédagogique consiste à structurer l'interaction entre les élèves et l'outil, en s'appuyant sur les dernières recherches en sciences de l'éducation.
La classe inversée comme paradigme pédagogique
La classe inversée, méthode pédagogique que Jérémy Argyriades pratique depuis 2010, inverse les moments traditionnels d'apprentissage. Les élèves découvrent les contenus théoriques en autonomie, libérant du temps en classe pour des activités d'application et de discussion guidées par l'enseignant. Cette approche s'aligne parfaitement avec la philosophie de Dilemme Plastique, qui place l'étudiant en position active de questionnement et d'exploration.
L'hybridation comme facteur d'efficacité
L'un des atouts majeurs d'Edugami réside dans son approche hybride, combinant voix, images, vidéos et textes. Cette multimodalité renforce significativement les apprentissages, comme le confirment de nombreuses études en sciences de l'éducation. Jérémy Argyriades souligne l'impact du tutorat personnalisé (one-to-one), traditionnellement accessible uniquement via un répétiteur humain, mais désormais possible grâce à l'IA.
Gamification et motivation
Pour maintenir l'engagement des utilisateurs, Jérémy Argyriades travaille sur l'intégration d'éléments de gamification. Sa stratégie consiste à créer un système de chapitres offrant de la liberté à l'intérieur de structures définies, complété par des mécanismes de récompense. L'objectif est de créer une boucle motivationnelle équilibrée, passant de la motivation extrinsèque (récompenses) à la motivation intrinsèque.
Les défis techniques et méthodologiques
La question des hallucinations
L'un des défis majeurs identifiés par l'équipe concerne les hallucinations des modèles de langage. Malgré les contraintes imposées au système pour limiter ses réponses aux sources fournies, l'IA peut parfois inventer des informations. Jérémy Argyriades souligne que cette problématique nécessite un testing exhaustif : "le bêta testing va être extrêmement compliqué".
Pour atténuer ce risque, plusieurs stratégies sont mises en place :
- Curation rigoureuse des sources d'information
- Système de feedback permettant aux utilisateurs de signaler les réponses inappropriées
- Fine-tuning progressif de l'avatar Peter basé sur les interactions réelles
- Retour systématique vers les sources documentaires vérifiées
L'équilibre entre agilité et robustesse
L'équipe fait face à un dilemme classique du développement technologique : équilibrer l'agilité nécessaire pour suivre l'évolution rapide du domaine de l'IA avec la robustesse requise pour un usage pédagogique. Cette tension explique le développement parallèle de deux prototypes : l'interface personnalisée de Nicolas Goy et le prototype Flowise plus agile.
Flowise : vers plus d'agilité technologique
Une approche no-code avancée
Pour l'été 2025, l'équipe prévoit le développement d'un prototype basé sur Flowise, une plateforme no-code spécialisée dans l'orchestration de systèmes d'IA. Contrairement aux outils d'automatisation traditionnels comme Zapier ou Make.com, Flowise place l'IA au centre de ses fonctionnalités, facilitant la création de systèmes multi-agents collaboratifs.
La vision de l'IA agentique
L'objectif à terme est de développer un système d'IA agentique - une cohorte d'agents spécialisés travaillant de concert. Par exemple, un agent pourrait analyser la conversation en temps réel, un autre sélectionner les contenus multimédias appropriés, et un troisième proposer des questions d'approfondissement. Cette approche permettrait de créer une expérience véritablement personnalisée et adaptive.
Validation utilisateur et perspective commerciale
Après deux années de développement technologique, l'équipe lance une phase cruciale de validation utilisateur. Peter Charaf souligne l'importance de cette étape : "on est en train de faire des interviews en fait de professeurs pour s'assurer que l'outil qu'on propose correspond effectivement aux besoins des professeurs".
Cette approche reconnaît la dualité du public cible : pour atteindre les élèves, l'outil doit d'abord convaincre les enseignants. Il doit donc simultanément éduquer les élèves et faciliter le travail pédagogique des professeurs.
Modèle économique et déploiement
Le financement initial étant épuisé, l'équipe travaille en mode start-up pour finaliser les prototypes. L'objectif est de sécuriser un contrat pilote avec une école ou un département d'enseignement, qui servirait de preuve de concept pour attirer des investisseurs.
Perspectives d'évolution : vers Edugami
Généralisation thématique
Si Dilemme Plastique constitue le cas d'usage initial, la vision à long terme porte sur Edugami, un outil pédagogique généralisable à d'autres thématiques. Peter Charaf explique : "on remplace le plastique par autre chose, une autre thématique, l'histoire, une autre problématique de société".
Cette ambition nécessite de développer une architecture suffisamment flexible pour accueillir différents domaines de connaissance tout en conservant l'efficacité pédagogique démontrée sur la thématique environnementale.
L'intégration de données en temps réel
Une fonctionnalité avancée envisagée consiste à intégrer des flux de données en temps réel. Ulrich Fischer imagine : "se plugger sur des données en temps réel pour faire aussi des data-viz [...] tu vois les statistiques au jour le jour de la pollution d'éléments". Cette approche permettrait aux étudiants d'interagir avec des données actualisées, renforçant l'ancrage dans la réalité des problématiques étudiées.
Vers une infrastructure éducative
La vision d'Edugami s'inscrit dans la tendance des "IA-native universities" promue par OpenAI. Comme l'explique Leah Belsky d'OpenAI : "notre vision est qu'avec le temps, l'IA deviendrait une partie de l'infrastructure de l'éducation". Edugami pourrait s'inscrire dans cette transformation, offrant à chaque étudiant un assistant IA personnalisé dès son arrivée sur le campus.
Conclusion : un laboratoire d'innovation pédagogique
Le projet Dilemme Plastique / Edugami illustre parfaitement la capacité d'innovation de Memoways dans l'intersection entre technologie et service public. En combinant expertise documentaire, intelligence artificielle et recherche pédagogique, l'équipe a créé un laboratoire unique d'expérimentation éducative.
Au-delà de ses aspects techniques, ce projet incarne une vision humaniste de l'IA en éducation. Comme le souligne Ulrich Fischer : "l'IA va nous forcer à chercher encore plus notre humanité, puis encore plus de nous connecter les uns aux autres". Cette philosophie place l'être humain au centre de l'innovation technologique, utilisant l'IA comme un amplificateur de curiosité et d'engagement plutôt qu'un simple distributeur d'information.
Le succès futur d'Edugami dépendra de sa capacité à maintenir cet équilibre délicat entre innovation technologique et valeurs pédagogiques, tout en répondant aux besoins concrets des enseignants et des apprenants. Si ces défis sont relevés, ce projet pourrait bien préfigurer l'avenir de l'éducation à l'ère de l'intelligence artificielle.
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